Visas antérieurs by Luc Baranger

Visas antérieurs by Luc Baranger

Auteur:Luc Baranger [Baranger, Luc]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier
ISBN: 2070742350
Éditeur: Gallimard - Série Noire
Publié: 1996-11-11T23:00:00+00:00


28

Nobody but you

Pour mon retour au bercail, Laurène avait mis les petits plats dans les grands. Elle et Olga, la mère d’Éléna, avaient dressé une table sur des tréteaux dans la buanderie. Tous mes copains et les voisins étaient là. Henri déboucha quelques bouteilles, histoire de créer l’atmosphère et d’échauffer les esprits. On m’assit en bout de table, la patte folle allongée sur un pliant garni d’un coussin. Vers minuit, Jean-Michel et Alain, un petit coup dans la musette, chantèrent un pot-pourri de Chuck Berry et Jerry Lee; ce qui eut pour effet immédiat de faire fuir les voisins vers leurs masures. Henri se proposa de reconduire mes copains chez eux. Laurène et Olga s’éclipsèrent sans que je m’en aperçoive. Je me retrouvai seul avec Éléna. Le vin me tournait un peu la tête, j’avais repris trois fois du civet aux pruneaux et la fatigue de la journée se faisait sentir.

— Al, c’est vrai ce que m’a dit Henri ? demanda Éléna, y’a du départ dans l’air ?

— Ouais, ça se précise et ça se présente pas trop mal. Je vais toucher du fric des Ardoisières vu que c’est un accident du travail, peut-être même une petite pension à vie. En Angleterre, il faut que j’y aille. C’est là-bas que ça se passe.

— Tu veux dire, le rock ? Les filles ?

—Pourquoi tu parles des filles ? Y’en a toujours eu qu’une. Tu le sais bien. De toute façon, si je pars, je t’emmène.

— Tu rêves encore, mon pauvre Albert !

Quand elle m’appelait Albert, c’est que les gros nuages montaient et qu’il fallait penser à se couvrir.

— Que veux-tu que j’aille foutre en Angleterre ? poursuivit-elle. Le peu que j’ai pu en voir dans les bouquins de géo, ça incite pas au voyage.

— Mais si on est ensemble, qu’est-ce que ça peut foutre ?

— J’ai pas envie d’aller là-bas. Si tu trouves pas de boulot, on crèvera de faim. Si t’en trouves, je passerai mon temps à t’attendre quand tu seras sur la route.

— Au fait, tu l’as lu comme je t’avais demandé ?

— Lu quoi ?

— Kerouac, Sur la route.

— Non, pas encore. Je suis dans les révisions du bac...

Un ange passa. Il entra par la porte et fila par la fenêtre, penaud.

— Va te coucher, Léna. Il fera jour demain.

Et c’est ce qu’elle fit, me laissant seul tel un souverain déchu, face à cette table de fête finie, entouré des lessiveuses et des salopettes d’Henri pendues alentour, une forte odeur de linge bouilli dans les narines.

Quelques jours après mon retour d’éclopé clopin-clopant, ce qu’on nomme aujourd’hui avec parcimonie et retenue « les événements de Mai » mirent un peu d’animation préestivale dans notre routine ouvriériste. Cohn-Bendit, Geismard, les grèves, les manifs, la paralysie totale, les barricades parisiennes, le néant sur l’écran des télés, les nuages des lacrymos, tout cela me passa « haut » dessus la tête. Henri retrouva des ersatz de vibrations de ses vingt ans. On le vit peu. Il appartenait au comité de coordination des mineurs, rédigeait les tracts et s’occupait des piquets de grève.



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